LE Fil de l’oubli

J’ai tendance à penser que le travail s’opère “à travers” moi. C’est ton travail dit Tony. Humain et imparfait. Assume-le!

(J’ai “rencontré” Tony en ligne à travers son travail en 2020. Il a été un patient mentor pendant le long accouchement de mon premier livre photo et m’a énormément aidée à trouver (ou libérer) ma voix d’artiste. Avec Cindy, sa femme, ils sont venus me rendre visite au Maroc (on s’est rencontrés pour de vrai, finalement) et il m’arrive encore de solliciter son avis sur des travaux en cours.)

J’ai aussi tendance à dire “le” travail plutôt que “mon” travail. Bien sûr, si je ne faisais pas l’effort de prendre des photos, de les observer attentivement pour comprendre ce qu’elles indiquent, de reprendre des photos plus affûtées, de les organiser minutieusement, etc. le travail ne se matérialiserait jamais.
Je dois le désirer au monde et il porte ma marque, jusqu’à un certain point, . Mes inclinations.
Peu importe le support avec lequel je travaille, je tombe encore et encore sur les mêmes problématiques. Même lorsque j’essaie d’être « neutre » ou « impartiale ».
Mais je n’ai pas choisi mes obsessions. Je ne sais jamais où le travail me mènera, et le résultat est toujours une surprise. Si nous sommes faits de multitudes, je ne sais jamais quelle voix parlera à un moment donné. Le travail me semble plus grand que moi, comme venu d’ailleurs et comme si mon rôle principal était de l’accueillir au mieux de mes capacités.

Tout ça pour dire, j’ai un nouveau zine (photo) sur le feu. Il parle d’une voix âpre, et n’offre ni beauté lancinante, ni sagesse ancestrale qui s’infiltrerait à travers les images pour amortir le choc.
Tant mieux, dit Tony, seule la vérité est libératrice. Nomme la douleur, cela pourrait aider d’autres à se sentir moins seul.e.s. C’est là que réside le réconfort auquel tu aspires tant.
Pas dans l’idéalisation ou les faux-semblants. Dans le trouble, quand on sait l’accueillir.

Le travail a commencé par une exploration de la vie nocturne de Casablanca et de sa jeunesse tumultueuse, prise en étau entre leurs aspirations au changement et les promesses consuméristes de gratifications instantanées, écris-je dans des notes d’intention solennelles.
Peut-être que c’était juste une crise de la quarantaine que j’essayais de rendre rentable...
Photographier la vie nocturne au Maroc n’est pas chose aisée. Beaucoup de ce qui se passe la nuit (l’alcool ou les relations amoureuses hors mariage) est illégal en pays musulman. Pour ne mettre personne en danger, je me suis efforcée de cacher les visages, tout en saisissant l’esprit de la fête.
J’y allais souvent en traînant des pieds (je ne suis pas une grosse fêtarde, je fatigue vite) et je repartais persuadée d’être la photographe la plus nulle de l’univers (rien de moins). Maintenant que beaucoup de ces endroits sont fermés, je suis contente d’en avoir gardé quelques traces.
(Sortez faire des photos, même quand la mission est difficile, même lorsque vous vous sentez vieux et nul, voilà)

C’est alors qu’a commencé le génocide massif diffusé en 4K par les victimes elles-mêmes. (Lequel? peut-on se demander, ce ne sont malheureusement pas les génocides qui manquent aujourd’hui) Cet état de fait m’a plongée dans une grande frénésie. Je faisais sans relâche des captures d’écran de mes réseaux sociaux. J’ai ressenti la même urgence que lorsque j’ai commencé à faire des photos. La caméra me servait alors de bouclier pour faire face à ce que je trouvais douloureux dans le monde. C’est toujours le cas. Mais à présent, les confins du monde ont fusionné avec les bords mon téléphone, signalant un changement dans ce que recouvre le mot « réalité ».

Aucune de ces (nombreuses) captures d’écran n’apparaît dans le zine final, mais d’une manière ou d’une autre, elles infusent le travail.

J’ai laissé l’editing mijoter très longtemps, me contentant d’ouvrir ces captures d’écran de temps à autre, pour libérer mes larmes et ne pas suffoquer. J’ai finalement commencé à assembler la séquence quand on m’a demandé un portrait de moi pour illustrer un article sur un travail en cours. Cela m’a poussé à coller ma sélection d’images sur le mur, pour prendre la pose devant. Le magazine n’a finalement pas publié ce portrait-là, mais ça a mis les choses en mouvement. Ensuite, la séquence s’est assemblée relativement facilement.

Trouver un titre s’est avéré une toute autre histoire. Un titre doit donner envie mais sans pour autant être mensonger. Il faut mettre le spectateur sur la voie, mais lui laisser la liberté de ressentir ses propres émotions. Le titre provisoire était « heat » (chaleur, comme dans l’idée de désir animal, mais aussi pour évoquer l’embrasement du monde). C’est devenu «we keep burning into the endless night » (trop long et pompeux) Puis « the sky was no longer a shelter » et « check surroundings for safety ».
Pendant que je lisais, certains mots m’arrêtaient net, comme affublés soudainement d’un scintillement et d’un poids nouveau. Les prépositions en particulier. J’essayais ensuite d’assembler ces mots, en testant plein de déclinaisons, telle un chatgpt humain, c’était très déroutant.
Mais ça me rassure toujours quand le travail commence à brouiller ma pensée- j’y vois une preuve que “ça marche.” Peut-être que je m’illusionne
« Oblivion feed » sonne juste (nous sommes nourris d’oubli)

Mais au fond, de quoi il parle, Souki, ton zine?
C’est un témoignage sincère, de l’intérieur, sur ce que peuvent ressentir les humains d’aujourd’hui.
Il murmure des vérités inconfortables avec une audace que je ne pourrais jamais me permettre dans ma vraie vie. L’ensemble dégage une atmosphère de film de science-fiction dystopique qui te colle à la peau, et que j’adore.
Alors, si tu préfères les photos de beaux bébés et de jolies fleurs, ce n’est probablement pas pour toi.
Mais si tu aimes voir exprimés ces sentiments diffus qui nous hantent, n’hésite pas à précommander.

(les images de ce post ne sont pas dans le livre - les images du livre ne sont pas dans ce post. Mais ça donne une idée)

« Oblivion feed »-68 pages-33 images-couleur- 15x 21 cm ou 5.8 x 8.3 pouces. 200 MAD, 20$
50 copies seulement!

Servez-vous pendant que c’est chaud!